C’est un millénaire après l’épopée de Gilgamesh que nous retrouvons dans la littérature l’exposé d’une souffrance aussi intense que celle éprouvée par le héros sumérien : celle d’Achille à la mort de Patrocle dans le récit de l’Iliade, d’Omer vers 800 av. J.C. Patrocle et Achille sont liés par une amitié insondable et participent ensemble à la guerre de Troie. Lorsque Patrocle est tué par Hector, Achille fait une véritable attaque. Il se roule par terre en gémissant, est saisi de convulsions dans la poussière, dont il se barbouille le visage tout en arrachant ses cheveux. La fin de la crise le laisse dans un état second de rage meurtrière, totalement privé d’empathie.

Ce type de réaction a été bien décrit par Pierre Janet, qui en a examiné des centaines de cas. Citons par exemple la crise de la patiente K…, déjà dissociative, qui apprend la mort de son chien. À cet instant elle est prise de sanglots, de « larmes qui coulent à flots », pousse des cris aigus et des hurlements répétitifs pendant plus d’une heure ; de grands mouvements agitent ses bras  qui « frappent la poitrine ou arrachent les cheveux ». La patiente exprime également des lamentations stéréotypées interminables. Janet décrit ici une attaque d’hystérie classique, caractérisée par « l’agitation automatique de toutes les fonctions ». Ce faisant, il reprend pratiquement les mêmes termes qu’utilisait Omer, plus de mille ans avant !

Il est curieux de constater que les plus anciens cas de dissociation, décrits dès la plus haute antiquité, ne concernaient que des hommes (et même, des héros!), tandis que quelques siècles plus tard, Hippocrate, en regroupant les symptômes, baptise ce trouble « l’hystérie », une affection de l’utérus que seules les femmes pourraient donc présenter. Il faudra attendre le 17è siècle, en Europe, pour qu’apparaissent les premières attaques de l’étiologie utérine de cette maladie. Pour les médecins britanniques Edward Jordan et Robert Burton, l’hystérie est un trouble du cerveau, et en 1618, le médecin français Charles Lepois décrit les premiers cas d’hystérie masculine, rapidement soutenu par Thomas Willis. Quand Pierre Janet commence ses études de cas dans les années 1880, l’étiologie ne fait déjà plus référence au genre des patients. En donnant forme à la première modélisation moderne du trouble « hystérique », Pierre Janet la fonde sur le processus de dissociation des fonctions, ouvrant alors la voie à ce que deviendront, en 1980, les « troubles dissociatifs » du célèbre manuel international DSM de l’APA.

À suivre…

I. Saillot – Réseau Janet et AFPJ

 

De Roguin, C.-F. 2008. Quand le divin Achille se met à penser : colère, désespoir et pitié dans l’Iliade. Revue d’histoire des religions, 2 : 223-241.
Janet P. 1909. Les névroses. Ré-édition L’Harmattan, Paris 2008.
Cantonne J.-P. 1992. L’hystérie hippocratique. Annales Médico-Psychologiques, Vol 150, n°10, pp 705-719.
Cazabat E. 2008. Évolution historique du concept de dissociation. Stress et Trauma, 8 (4) : 283-284.