La notion de dissociation possède une riche histoire. Ces événements du passé nous sont de mieux en mieux connus grâce à d’excellents historiens tels que Onno van der Hart, qui est également l’un des meilleurs cliniciens de sa génération. Mais Pierre Janet lui-même, concepteur de la notion moderne de dissociation, cumulait déjà la double compétence de clinicien et d’historien de la clinique. Est-ce un hasard ? Il y a bien longtemps que D. Lecourt, professeur émérite à Paris 7 et auteur incontournable, rappelle à qui veut l’entendre qu’en science, des progrès décisifs émergent souvent d’un ré-examen approfondi des notions anciennes ; l’histoire est donc le fondement des sciences, mais aussi leur terreau. La notion de dissociation fait partie de ces concepts avantageusement revisités par un scientifique de génie : quand Janet l’appréhende, à la fin du 19ème siècle, plusieurs auteurs l’ont déjà explorée, mais aucun consensus n’a été établi, et le domaine entier reste flou.
Dès la plus haute antiquité, des symptômes dissociatifs peuvent être perçus dans certaines œuvres littéraires. Dans la fameuse « Épopée de Gilgamesh », écrite en Mésopotamie au troisième millénaire avant J.C., le roi Gilgamesh perd son meilleur ami, le soldat Enkidu, à la guerre. Ravagé de douleur, le pauvre Gilgamesh est envahi de visions intrusives et d’autres hallucinations. La peur le submerge ; incapable de plus rien décider, il passe son temps à ruminer, et est inconsolable ; enfin, il erre sans but à travers son royaume, sans jamais trouver le repos de l’âme. Il apparaît donc que les troubles décrits par ces auteurs de l’antiquité ont une forte parenté avec des troubles que nous qualifierions aujourd’hui de dissociatifs, en rapport à une dissociation traumatique.
La notion de dissociation n’apparaîtra qu’au 18ème siècle en Europe, mais après une si longue évolution, ses symptômes étaient connus bien avant qu’elle trouve son nom définitif. Ainsi que Janet le rappelle en 1919, les magnétiseurs des 18ème et 19ème siècles connaissaient bien le phénomène : dans de nombreux cas, leurs clients (ou leurs patients) étaient dissociatifs. Aussi, les premières descriptions précises de symptômes dissociatifs émanent de ces cliniciens pionniers. C’est à partir de ces compte-rendus précis et nombreux, et bien sûr de ses propres cas cliniques, que Pierre Janet, dans le courant le la décennie 1880, va pouvoir élaborer la plus importante synthèse clinique du domaine des troubles traumatiques jamais effectuée avant lui.
À suivre…
I. Saillot – Réseau Janet et AFPJ
Janet, P. (1919). Les médications psychologiques (vol. I) : L’action morale. Paris : Alcan.
Lecourt, D. (1990/2011). Contre la peur. Paris : Quadrige/PUF.
Laffon, M. (2009). Gilgamesh. D’après la traduction de Jean Bottéro. Paris : Gallimard- « Classico ».